Pour le grand public, Friedrich, dont presque toutes les œuvres figurent dans des collections allemandes, reste l'homme de paysages dont la facture lisse et froide ne fait que rehausser l'étrange sentiment d'angoisse et de poignante mélancolie éprouvée par l'homme devant la nature. Il est ainsi perçu cet appel secret et intraduisible auquel les poètes allemands du premier romantisme n'ont pas hésité à tendre l'oreille, y sacrifiant leur confort, leur raison et parfois leur vie. Parmi ces œuvres tout à la fois les plus énigmatiques et les plus explicites, les deux tableaux hivernaux de 1811 figurent en bonne position.
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Caspar David Friedrich : L’hiver, la foi et l’âme romantique |
Le premier, Paysages d'hiver, met en scène un marchand infirme avec des béquilles dans un paysage dévasté aux chaînes effeuillées ou mortes. Le second, Paysages d'hiver avec une église, remplace les arbres morts par les sapins, toujours verts, qui abritent le crucifix, cependant qu'en écho formel apparaît la grande silhouette d'une église, les béquilles ayant été abandonnées sur la neige par l'infirme guéri. Car, pour notre peintre mystique, l'exercice de la foi s'inscrit toujours dans un contexte de vision purificatrice, le temple de Dieu surgissant au cœur de la forêt obscure, mirage de la révélation, silhouette protectrice dominant le monde brutal des hommes impies, sous le signe de la rédemption.
L’Épreuve et la Rédemption : Une Lecture Intime de CASPAR DAVID FRIEDRICH
Probablement, la clé de ce mystère est telle à découvrir dans la tragédie vécue par l'artiste à l'âge de 13 ans. La glace s'étant effondrée sous ses patins lors d'une séance de jeu, il a été sauvé de la noyade par son frère aîné, lequel, hélas, a perdu la vie dans ce terrible accident. Comment ne pas imaginer l'effet de ce désastre sur un esprit déjà trop sensible, le chagrin si doublant d'un insoutenable sentiment de culpabilité ? Toute l'aventure ultérieure du peintre, qui, dès sa jeunesse, s'est fixée pour tâche de hisser l'idéal esthétique au niveau de l'idéal moral, s'inscrit ainsi sous le signe d'une impossible rédemption.
Et c'est dans la profondeur de sa réflexion, dans l'observation minutieuse de la nature, qu'il puise les forces nécessaires à l'accomplissement de son projet. Aussi retrouve-t-on ici les motifs obsessionnels de son univers, sous forme d'un conflit à jamais irrésolu. Le sol terrestre du monde des hommes, contre la vision fantastique de l'arrière-plan qui renvoie au monde de l'au-delà, les rochers qui marquent la nécessité de la foi, mais aussi la rudesse du chemin qu'elles ouvrent aux âmes sensibles.
Le Temple dans la Forêt : Le Sacré selon CASPAR DAVID FRIEDRICH
L'image de la foule des croyants sous forme de bosquets de sapins, toujours verdoyants, par opposition à la forêt des chênes privées de leur feuillage. Une désolation infinie, toutes deux courbées et brisées, les silhouettes respectives de l'homme infirme et de l'arbre mort dressent parallèlement le portrait d'une âme désolée, sans nulle préoccupation anecdotique ou pittoresque, dans une envoûtante atmosphère d'errance funèbre. À peu près intraduisible en français, le terme allemand Wanderer désigne ainsi le voyageur perdu sans remède sur le chemin d'une destinée dont il ne distingue ni la logique, ni l'origine, ni l'aboutissement.
Car il n'est chez Friedrich d'autres saluts pour les âmes sensibles que la révélation de la foi consolatrice. Assostiné dans son erreur, le Wanderer se retrouve ici au seuil d'une plaine désolée, d'où même les souches des arbres fracassés ont disparu.
La Cathédrale Idéale et l’Imaginaire Romantique de CASPAR DAVID FRIEDRICH
La cathédrale, un mythe moderne Si l'image de la cathédrale est étroitement liée à la période médiévale, c'est surtout à partir du XIXe siècle qu'elle s'est imposée au tout premier rang des mythes reconnus par l'imaginaire collectif.
Pas facile de nier que Victor Hugo reste le boss dans ce domaine. Avec Notre-Dame de Paris, il a carrément redonné vie à un Moyen âge plein de magie et de mystère. Les gargouilles qui décorent la cathédrale semblent tout droit sorties des ruelles sombres et animées de la vieille ville, comme si elles en étaient l’écho figé dans la pierre.
Les peintres tels que Constable, Corot, Monet suivront le poète sur cette voie comme les romanciers Balzac, Huysmans, Flaubert, Proust, Gogol, jusqu'aux musiciens auxquels la grande église inspirera une page aussi captivante que la cathédrale engloutie de Debussy. La cathédrale idéale Multipliant dans son œuvre les silhouettes de cathédrales, Friedrich s'inscrit pleinement dans le pathos germanique de son siècle, nourri de nostalgie médiévale.
En dépit de l'originalité de son graphisme, si caractéristique de la vogue néo-gothique, l'édifice sacré qui surgit dans la brume matinale renvoie explicitement au prestigieux exemple de Cologne. Commencée en 1248, consacrée en 1322, puis laissée inachevée en 1560, cette grande église allemande a longtemps fait couler de l’encre. À l’époque romantique, on s’enflammait pour elle : il fallait absolument la finir. Mais ce n’est qu’en 1842, sur ordre direct de Frédéric-Guillaume IV de Prusse, que les travaux reprennent enfin. La façade et les tours sont achevées, et c’est en 1880 que la cathédrale, tant rêvée, prend enfin sa forme finale,signalé par l'immensité de ses dimensions et par la massivité de son énorme silhouette.
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Caspar David Friedrich : L’hiver, la foi et l’âme romantique |
Roc, Sapin et Crucifix : Les Symboles Fondateurs chez CASPAR DAVID FRIEDRICH
Le roc et le sapin, symbole suprême Omniprésent dans les paysages de Friedrich, le roc et le sapin symbolisent l'inébranlable solidité et l'infinie pérennité d'une foi salvatrice. Si le roc reste le socle d'une religion fondée sur la révélation, le sapin conserve son verdoyant feuillage au cœur le plus noir de la tourmente hivernale, de la même façon que le chrétien, conservant lui la lumière divine au sein des nuits les plus obscures. Au bout de l'épreuve, adossé au roc protecteur, abrité par les rameurs du sapin accueillant, l'homme trouve enfin le repos au sortir des épreuves de la vie.
Face au haut crucifié qui sacralise le paysage blafard, il goûte ce suprême réconfort qui, physique autant que spirituel, prend source dans l'amour du Christ descendu au milieu des hommes pour le rachat de leurs péchés. Aussi, le voyageur longtemps égaré a-t-il pu laisser tomber dans la neige les deux béquilles désormais inutiles qui l'ont conduit sur le chemin de la rédemption ? Le peintre ne devrait pas simplement reproduire ce qu’il a sous les yeux. Il doit aussi peindre ce qu’il ressent, ce qu’il porte en lui. S’il n’a rien à dire de l’intérieur, alors autant ne pas peindre du tout.
Sinon, ses tableaux ressembleront auparavant derrière lesquels on ne s'attend à trouver que des malades ou même des morts.
Caspar David Friedrich